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Le corpstexte de l’acteur

Nouvel Observateur, Hors-Série "La Sagesse aujourd’hui"

"On ne sait pas ce que peut le corps".
Le cri de Spinoza, face à l’énigme des causes et de la puissance des manifestations physiques, incite à la prudence : on ne sait ni jusqu’où ni pourquoi… "Le corps par les seules lois de sa nature, peut beaucoup de choses dont son esprit reste étonné" précise-t-il. Toutefois, ce constat, l’acteur de théâtre peut aussi l’entendre comme une invite à la découverte. Si le corps a son autonomie et sa vie propre ("parallèle" à la vie de l’esprit) on peut tenter d’en éprouver sensiblement l’énergie, expérimenter intuitivement ses "régimes d’activité" (J.-F. Billeter), explorer concrètement ses ressources. La scène est pour les acteurs un laboratoire de recherche : corps en colère, corps soumis, corps désirant, corps rongé d’ambition ou de jalousie, corps hurlant à la mort… Il y a une exigence de chair au théâtre et le corps de l’acteur en jeu n’est pas un corps sage. Il ne peut pas l’être. Sans émoi, il n’est pas. Il doit être "habité", comme on dit, visité par quelque autre - affecté.
En quête de tout ce qui peut nourrir l’incarnation, l’acteur traque donc les traces disséminées dans l’œuvre comme autant de stimuli pour animer le corps de manière juste, intense et expressive. "Ce que peut un corps, c’est la nature et les limites de son pouvoir d’être affecté" (Deleuze). C’est une enquête infinie que les comédiens et les comédiennes mènent - à leur corps consentant - à travers les textes, en mâchant et remâchant la matière des poètes. À la recherche d’affects de langage déclencheurs, ils ou elles se découvrent peu à peu habiter une langue Feydeau, une langue Claudel, une langue Shakespeare, une langue Gogol… Une langue, donc un corps. Tous ces affects, cueillis ou humés à ras de texte lors des répétitions, doivent cependant être aimés pour eux-mêmes, à part égale, sans se trouver annexés à une vision préalable ou écartés pour non-compatibilité avec une idée du "personnage". La richesse de l’écriture dépend de la prudence de la lecture.

"On ne sait pas ce que peut le texte…" On ne sait pas encore, pas tout de suite, gardons-nous d’interpréter trop vite tel comportement ou d’attribuer une raison à tel éclat. Il est fréquent, en effet, de voir les apprentis acteurs, dès la première répétition, s’engager de manière volontaire, excessive et désordonnée pour exprimer l’idée - ou l’image - qu’ils ont du rôle. C’est très touchant mais inopérant. "Si vous souhaitez que le monde continue de s’offrir à vous…il vous faut renoncer à l’arbitraire d’une première idée" (F. Jullien). A vouloir enrôler le texte sous la bannière du "personnage", à le mettre en rôle précipitamment, on s’interdit un recensement lucide et sensible de toutes ses virtualités. L’incarnation n’est pas une identification. (Et d’ailleurs identification à quoi, à qui ? Vous connaissez Célimène, Hamlet ou Bérénice ?) A se prendre pour le personnage on aboutit à la même confusion que celle qui conduit à prendre son moi pour son corps. La question est bien plutôt : quelle plate-forme physique et émotionnelle le comédien ou la comédienne doit élaborer pour pertinemment "mériter" chaque mot, chaque phrase, chaque réplique, chaque silence qui fondent sa partition. Mériter, c’est-à-dire entrer en résonance avec la couleur des mots, la saveur du phrasé, coïncider intimement avec les lignes de sens et les seuils d’intensité du texte. Ce recensement contraint l’acteur à une certaine discipline.
Tous capteurs ouverts, truffe au vent et l’oreille aux aguets, il doit s’y engager avec son souffle, ses nerfs et ses muscles. (Il a même été constaté qu’un zeste de connaissance et d’esprit ne nuit pas). En répétition, le comédien engrange les impressions, mémorise les contours d’une réplique, évalue le velouté d’une phrase, pressent la vigueur rythmique d’un acte, et cela, avant même de risquer des propositions, de tester ce qui coïncide ou ce qui résiste… Moisson délicate au terme de laquelle - et au prix d’une macération confiante, d’une imprégnation continue - il est en proie à cette alchimie étrange : un corps joué et modulé par un texte.
Toute la sagesse de l’acteur est dans cette confiance et cette disponibilité - au corps et au texte. Elle réside dans cet affût, comme en réserve, pour ensuite, en scène, être mû par une puissance d’agir d’autant plus riche que toutes les virtualités du rôle auront été accueillies. Et parfois, au cœur même de l’interprétation, cette naïveté initiale nimbera encore sa présence comme un flottement, une non-adhérence - un jeu.

Xavier Brière


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