Se jouant avec ironie, quoique non sans charité, de la décomposition des valeurs qui moisissent désormais sous le cadavre de Dieu, L’Enlèvement d’Europe s’avère de ces rares fictions qui prennent véritablement la mesure du moment historique et métaphysique contemporain.
Moment dont les nouvelles coordonnées sont balisées par (entre autres) la bestialisation d’une espèce humaine désormais arraisonnée comme déchet ou matériau infiniment recyclable, la computation généralisée d’un monde réduit aux seuls paramètres de sa rentabilité, la transgression des lois divines et humaines via l’explosion des tabous de l’inceste et de l’anthropophagie, la culture comme cache-sexe de la barbarie, la philanthropie d’opérette, etc.
Mais moment aussi où l’art le plus intègre – celui précisément de Julien Busse – ne peut faire l’économie d’un questionnement sur ce que son propre propos peut avoir de critique quand toute négativité est absorbée dans la grande “lessiveuse” culturelle.
C’est pourquoi, à travers les tribulations tour à tour cyniques, violentes, corrompues et travesties d’une tribu foutraque conduite à la destruction par son “pater familias” (ce formidable Hoggener qui vénère peut-être Bach mais « que ses cauchemars n’oublient pas »), c’est en vérité à une véritable épopée de l’imposture que nous assistons.
Voyage à la fois sarcastique et inquiétant, comique et grinçant, tragique et ludique. Revisité dans le riche imaginaire de Julien Busse par les mythes antiques et les grandes catastrophes du XXe siècle. Mais irradié surtout d’un humour noir digne de Swift et Kafka.
C’est en ce sens que L’Enlèvement d’Europe donne à frissonner, à interroger, à nous étonner, à nous révolter et à rire. Des dons généreux qui, in fine, sont l’autre nom de la pensée.
Cécile Guilbert
Essayiste, romancière et critique, Cécile Guilbert a consacré divers ouvrages à Saint-Simon, Guy Debord et Laurence Sterne (Gallimard). Elle a obtenu le prix Médicis essai en 2008 pour Warhol Spirit (Grasset). Elle collabore régulièrement au Monde des Livres et à France Culture, et vient de préfacer Littératures de V. Nabokov (Bouquins, R. Laffont).